
Hervé This reçoit le prix Sonning 2025
10 avril 2025Physico-chimiste à INRAE et professeur consultant à AgroParisTech, Hervé This est connu comme étant l’un des pères de la discipline scientifique nommée gastronomie moléculaire et physique, révolutionnant la culture alimentaire européenne. Pour ses accomplissements, il a reçu le 9 avril le prix Sonning 2025 lors d’une cérémonie à l’université de Copenhague. Rencontre avec ce chimiste.
Pouvez-vous vous présenter ainsi que votre parcours ?
Mon nom officiel est Hervé This mais je signe parfois Hervé This vo Kientza, surtout pour les documents en anglais afin d’éviter toute confusion This/this. Et je suis ce que je fais : de la chimie depuis l’âge de 6 ans. C’est pour cela que je me lève en hâte le matin, émerveillé que les descriptions théoriques et mathématiques décrivent si bien le monde. Quand j’étais enfant, tout mon argent de poche passait dans la constitution d’un labo que j’avais chez moi. À 12 ans, je connaissais si bien la présentation de l’azote liquide du Palais de la découverte que les animateurs m’ont proposé de la faire à leur place. Plus tard, quand j’étais élève à l’ESPCI, j’ai fait des sorbets à l’azote liquide en pensant avoir inventé ça. Ces sorbets sont par la suite devenus une sorte d’emblème de la cuisine moléculaire. J’avais deux vies : mon labo à la maison et ma vie sociale. En 1980, j’ai commencé mes premières études expérimentales de phénomènes culinaires et en 1986, j’ai rencontré un Anglais, Nicholas Kurti, qui faisait des choses semblables, à Oxford. Nous sommes immédiatement devenus amis et nous avons créé ensemble la gastronomie moléculaire et physique. En 1995, j’ai accepté un laboratoire au Collège de France, et j’ai changé de vie en 2000 pour faire ma recherche à plein temps à l’INRA.
Votre parcours allie chimie et cuisine, qu’est-ce qui vous a poussé à explorer conjointement ces domaines ?
J’ai toujours cuisiné. Adolescent, quand je faisais du bateau l’été, c’était moi qui cuisinais à bord. À l’ESPCI, je cuisinais quand nous nous réunissions entre amis pour réviser les partiels. Et dans ma chambre étudiante, mon laboratoire s’est retrouvé à côté de mes casseroles et j’ai commencé à utiliser mon matériel de chimie pour la cuisine. Mais l’élément déclencheur, il est très précis, il a eu lieu le 16 mars 1980 alors que je faisais un soufflé au roquefort pour mes amis. Dans la recette, il était précisé « Mettez les jaunes d’œufs deux par deux ». Je n’ai pas suivi la directive, je les ai mis tous ensemble. Le soufflé a été raté. La semaine d’après, je retente le soufflé et je retrouve la phrase étrange sur les œufs. J’ai alors mis les jaunes d’œufs un par un, et le soufflé a été réussi. Le lendemain, j’ai décidé de recueillir ces étrangetés de la cuisine et de les tester dans mon laboratoire… ce que je n’ai jamais cessé de faire depuis !
Pouvez-vous expliquer les principes de la gastronomie moléculaire et physique ? En quoi est-ce différent de la « cuisine moléculaire » ? Et de la cuisine note à note ?
Dans les applications de la gastronomie moléculaire et physique, il y a effectivement la cuisine moléculaire. La cuisine moléculaire, c’est la technique culinaire qui fait usage de matériels importés des laboratoires. Par exemple, si vous prenez de l’azote liquide pour faire un sorbet, c’est de la cuisine moléculaire. La cuisine note à note, ou cuisine de synthèse, c’est une autre application, bien plus récente. Au lieu d’utiliser les ingrédients classiques de la cuisine, comme la viande, le poisson, ou les fruits et légumes, on prépare des plats avec des composés purs : eau, cellulose, pectine, polysaccharides, protéines, sucres, etc. Ainsi on obtient des consistances et des goûts entièrement nouveaux : un continent d’innovations se présente !
Le prix Sonning est un prix prestigieux. Comment vous sentez-vous d’être reconnu pour vos contributions à la cuisine et la science de cette manière ?

Les journalistes me demandent souvent de quoi je suis le plus fier, et je réponds que j’ignore ce qu’est la fierté, parce que je me préoccupe surtout de ce que je suis en train de faire et de ce que je vais faire demain. Bien sûr, je suis heureux de ce prix parce que je rejoins Niels Bohr, Karl Popper, Hannah Arendt et quelques lauréats du prix Nobel, mais je me pose la question de savoir comment utiliser ce prix. D’un point de vue personnel, moi ce qui m’amuse c’est faire de la science, mais en tant que citoyen je me force à en faire des applications. Je crois que je vais utiliser le prix pour faire rayonner la gastronomie moléculaire et physique, m’aider à faire naître de nouveaux groupes de recherche en gastronomie moléculaire dans le monde et à mettre en avant la cuisine note à note et son utilité pour le futur.
Votre approche de la cuisine se distingue par un intérêt marqué pour la recherche et l’innovation. Comment cette recherche scientifique a-t-elle enrichi la tradition culinaire européenne selon vous ?
Je vois clairement la différence entre science et technologie, mais je vois aussi clairement que la science est le meilleur soutien de l’innovation. Elle contribue à la formation intellectuelle et aux applications techniques. Elle n’est pas simplement un outil pour améliorer des techniques existantes, elle permet également de créer de nouvelles approches et de transformer des pratiques traditionnelles. La cuisine ne se limite plus à un art intuitif, elle devient également un champ d’expérimentation où les chefs peuvent pousser plus loin les limites de la création culinaire.
Avec les progrès technologiques actuels, où voyez-vous la cuisine dans 10 ans ?
La cuisine moléculaire existe depuis les années 1980 et l’affaire est maintenant faite. L’enjeu, c’est la cuisine note à note. En 2035, la population atteindra 10 milliards de personnes qu’il faudra nourrir. La lutte contre le gaspillage s’impose et de ce point de vue la cuisine note à note est un atout en offrant des solutions pour créer des aliments à la fois plus efficaces et plus durables, tout en étant plus respectueux de l’environnement. C’est une manière de répondre à la fois aux besoins de production alimentaire à grande échelle et à la nécessité de préserver les ressources de la planète.
Un dernier mot pour la fin ?
Aux étudiants d’AgroParisTech : profitez de ces merveilleuses années que vous passez à l’école. Apprenez le plus possible de cette théorie qui nous fait grandir et n’oubliez pas que nous sommes ce que nous faisons. Amusez-vous intensément à apprendre, soyez des pitbulls de la connaissance : quand vous rencontrez quelque chose de nouveau, plantez les dents dedans et ne lâchez pas prise tant que vous n’avez pas parfaitement assimilé. Et n’oubliez pas ces valeurs importantes : le summum de l’intelligence, c’est la bonté et la droiture.